Arts tribaux, mode d’emploi

Ils sont à la mode, les arts premiers. Pourtant, ils sont souvent considérés comme réservés aux initiés. Ouvrons quelques pistes.

Avant, on était bien entre nous, nous les passionnés d’art tribal“, nous confie Serge Le Guénnan, un important marchand dans la spécialité, à Paris, depuis 40 ans. Pour cet homme qui a bien bourlingué sur toute la planète, « depuis peu, les acheteurs d’art contemporain et moderne ont débarqué sur notre marché et ont fait monter les prix. » Ils ont suivi cette vague, qui, voilà une quinzaine d’années, a fait émerger les arts tribaux au grand jour.

Les prix explosent. En novembre 2014, Sotheby’s New York décrochait le record du monde avec une statue féminine Déblé Senoufo (Côte d’Ivoire) partie à 10, 9 millions d’euros. Le 9 juillet 2015, Christie’s Londres prenait la deuxième place avec un porte-flèche Luba (République démocratique du Congo, vers 1880) adjugé 8,5 millions d’euros. En juin 2015, Sotheby’s Paris dépassait en une soirée un total de 10 millions d’euros d’arts tribaux vendus. Il existe évidemment des lots beaucoup plus abordables, mais l’existence même d’un haut game montre que ce marché est structuré verticalement, hiérarchisé.

Cimier de danse Egungun. Yaruba, Nigéria, vers 1900.

Mais qu’est-ce donc que les arts tribaux ? Souvenons-nous des difficultés qui confinaient à la psychanalyse collective pour trouver un nom au musée du quai Branly, à Paris. “En France, une tendance au politiquement correct fait qu’on a parfois du mal à nommer les choses“, relève Serge Le Guénnan. “Dans les années 1930, on parlait “d’art nègre”. Ensuite, on a dit “art primitif”, puis “arts premiers”. L’expression art tribal (tribal art, en anglais) s’impose à l’international. Elle est plus précise d’un point de vue historique et anthropologique, puisqu’elle désigne des objets de sociétés non étatiques, “et animiste“, fait remarquer notre hôte…

Serge le Guénnan voit l’art tribal comme “l’ensemble des objets produits par des groupes humains animistes, c’est-à-dire qui croient en la présence de forces des esprits en toutes choses, dans un arbre, une rivière, une montagne… Dès lors : “Quand ces peuples produisent un objet d’art, c’est pour s’approprier les bonnes grâces de ce monde invisible ou pratiquer le culte des ancêtres. Aucun objet n’est purement décoratif pour eux.” La démarche n’a donc pas une origine esthétique au sens occidental du mot.

Ce sont donc des objets cultuels, mais culturels aussi. “Il y a fatalement un sens artistique, car des gens sont dédiés à la conception”, poursuit le spécialiste. “Le forgeron africain est capable de choses extraordinaires. C’est un être inspiré, un artiste donc, mais toujours avec une dimension magique.” Même si l’Africain n’utilise pas le terme d’art pour ses propres productions ancestrales, “il fera quand même, comme nous, une classification et parlera de qualité d’expression, de finesse du travail“.

Il serait faux de considérer qu’il s’agit d’arts non européens. En effet, Vikings, Baltes ou Polonais pratiquaient encore l’art tribal jusqu’aux années 900 ap. J.-C. En remontant dans le temps, citons aussi les Celtes. “Plus près de nous, au XVIIIe siècle, il existait encore des populations montagnardes en Europe, notamment en Suisse, qui avaient maintenu des pratiques magiques contre des forces obscures, accompagnées d’un travail artistique“, précise M. Le Guénnan. On le voit également dans les masques encore plus récents de certaines populations alpines. A l’inverse, la Chine a une structure étatique vieille de 4000 ans, donc non tribale, même si elle a connu des aires de tribalisme. De même pour le Proche-Orient, dont la civilisation est encore plus ancienne.

Des collectionneurs d’Europe et d’Amérique du Nord

En matière d’arts tribaux, les acheteurs sont en grande majorité des d’Europe et d’Amérique du Nord. On le constate tant chez les antiquaires qu’aux enchères.

La plupart des objets arrivés jusqu’à nous datent de 1800 à 1960, environ, rarement avant 1800, car les matériaux étaient relativement périssables et les conditions climatiques dures (humidité, fortes chaleurs…). Par exception, notre spécialiste cite les réalisations des Dogons du Mali, “grâce à un climat sec et à la présence de grottes“. En général, on ne va pas non plus au-delà des années 1960, l’époque de la décolonisation. Plus on avance dans le temps, moins il y a d’objets produits pour remplir leur fonction d’origine : protection contre les forces obscures, recherche de la fécondité, rites de passage à l’âge adulte, notamment pour les masques africains. “En Afrique, dans les années 1970, on ne trouvait déjà presque plus rien, sauf parfois en faisant de l’archéologie“, nous confie M. Le Guénnan. En revanche, à la même époque, notre explorateur a encore accompli de nombreuses découvertes dans des contrées de l’Asie du Sud Est, dans des îles de l’Indonésie et des Philippines.

Des techniques pour gonfler les prix

Les faux ne manquent pas. La notion même de faux revêt ici une connotation particulière… “C’est un objet fait non pour un usage local, mais pour être vendu à des gens de passage, dans le but de tromper donc”, remarque le spécialiste. Il devient de plus en plus difficile de repérer ces faux, car “la documentation aux mains des faussaires est de plus en plus abondante“. Un exemple en dit long : “Certaines personnes en Afrique suivent les enchères sur Internet et, à partir des photos et descriptifs, se mettent au travail…

Dès lors, le pedigree, la traçabilité, la preuve de l’appartenance à une ancienne collection rassurent l’acheteur et jouent beaucoup dans la valeur de l’objet. L’ancien collectionneur se voit attribuer un rôle allant au-delà de l’authentification. “Alors que les acheteurs exigent souvent une signature pour les autres arts, ils n’en ont pas pour les arts tribaux. Par une sorte de snobisme (sans qu’il y ait un doute sur l’authenticité), on ajoute le nom du collectionneur occidental connu, comme si c’était lui l’artiste“.

Une autre technique de valorisation du bien consiste à parler du “maître de” en citant une région, comme on dit le Maître tel ou tel lieu pour un primitif flamand ou siennois dont le nom est inconnu des historiens de l’art. La pratique semble discutable. “C’est complètement artificiel”, pense M. Le Guénnan. “C’est là encore une forme de snobisme pour faire monter les prix.

Massue U’u des Iles Marquises XIXe siècle

L’un des reproches les plus couramment adressés à l’art tribal est qu’il est devenu cher. C’est loin d’être toujours vrai. “Oui, il est possible d’être collectionneur avec un budget de quelques milliers d’euros et non de quelques dizaines de milliers d’euros“, estime Serge Le Guénnan. “Il faut être passionné, avoir les yeux ouverts et posséder de la culture. Le soutien de quelques marchands est aussi important. Ce n’est pas dans les salles de ventes qu’on apprend à devenir collectionneur.” Comme disait Picasso à une dame qui ne comprenait pas la peinture moderne : C’est comme le japonais, cela s’apprend. L’émotion est garantie.

Trois questions à Jacques Germain, marchand à Montréal

Spécialiste de l’Afrique Noire

Comment s’est déroulée votre rencontre avec les arts tribaux ?

“Cette rencontre est, survenue il y a déjà plus de 20 ans, est le fruit d’une curiosité insatiable et de nombreux voyages. Ouvrir une galerie dévolue à la promotion de la culture matérielle des peuples du sud du Sahara s’est rapidement imposé à moi”

Que conseilleriez-vous à un jeune collectionneur ?

“Je ne conseillerais jamais assez aux jeunes collectionneurs de commencer par solliciter les collectionneurs chevronnés. Je les inviterais également à bâtir une bibliothèque comprenant des ouvrages de référence, à se familiariser avec le plus grand nombre possible de collections privées et muséales et enfin, fréquenter un bon marchand. Les objets phare étant chaque fois plus rares et leur coût étant plus élevé, il est capital d’exercer son oeil pour progresser sans cesse dans sa capacité à reconnaître la qualité.”

Quelle place tient le Parcours des mondes dans votre vie de marchand ?

“Il s’est imposé comme un événement incontournable. C’est l’occasion de confronter nos nouvelles acquisitions à Paris, ville où le marché de l’art tribal est à la fois vivant et dynamique.”

Voir

Pour en apprendre davantage, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac